Il est de ces nouvelles venues du Grand Nord qui, si on les considère avec un peu d’attention, glacent le sang plus encore qu’un blizzard polaire. Il en va ainsi de la récente inauguration d’une « Arche de Noé verte » en Norvège.

Les faits

Un conglomérat d’investisseurs emmené par Bill Gates a investi dans un immense bâtiment logé au cœur de la montagne de Longyearbyen, sur l’île de Spitsbergen dans l’archipel norvégien de Svalbard, à 1000 kilomètres environ du pôle Nord.  Protégé par des tonnes de roc, des portes blindées et des parois en béton armé, ce bâtiment, conçu pour résister à une attaque nucléaire, a été creusé dans le sol perpétuellement gelé de la montagne et accueillera la plus grande réserve de semences au monde avec pas moins de 4,5 millions d’échantillons.  La réserve de semences ressemble à un trident souterrain: un long tunnel débouchant sur trois grandes alcôves. Les graines y reposeront dans des sachets hermétiques alignés sur des étagères métalliques. Le lieu choisi, au cœur du permafrost, offre suffisamment de fraîcheur même en cas de défaillance des systèmes de réfrigération.

Enthousiasme médiatique et politique

Les médias se sont montrés quasi unanimement enthousiastes à l’égard de ce projet « humaniste », lequel  a été il est vrai soigneusement emballé avec comme paquet cadeau une campagne de communication superbement rodée.  Jeux de lumière sur la glace, œuvres d’art, un nom imparable (l’arche de Noé verte), la présence de figures emblématiques telle la militante écologiste kényane et prix Nobel de la paix Wangari Maathai, rien n’a été laissé au hasard.

Le président de la commission européenne, Manuel Barroso, s’est également empressé de laisser son 4×4 Cayenne au parking de l’aéroport de Zaventem afin de foncer sur place en avion pour la cérémonie d’inauguration.  Il n’a pas manqué de s’y enthousiasmer lui aussi parlant d’un « jardin d’éden glacé ».

Des promoteurs bien étranges

Parmi les promoteurs de ce projet, on pourrait se focaliser uniquement sur Bill Gates et débattre à foison de la perversion sociétale actuelle qui fait que ce ne sont plus des organismes publics collectifs, mais des individus, des magnats qui se sont enrichis en rançonnant la planète, qui financent de tels projets, tentant de s’offrir le paradis (ou pire encore, se prenant pour de véritables messies bibliques) en se donnant pour mission de lutter contre la faim dans le monde ou, comme ici, de perpétuer notre patrimoine végétal. 

Mais il est plus intéressant de s’attarder sur la liste complète des promoteurs privés de ce projet. On note d’abord la présence pour le moins incongrue à première vue de deux multinationales actives dans l’agro-alimentaire et plus particulièrement dans les OGM, à savoir le leader mondial Monsanto qui est connu pour avoir conçu le terrible agent Orange » utilisé durant la guerre du Viêt Nam mais aussi plus récemment pour avoir mis sur le marché le célèbre herbicide Roundup ainsi que les graines génétiquement modifiées pour résister à ce produit (Source), et Syngenta, le leader mondial dans la recherche liée à l’agriculture qui commercialise le maïs Bt.

Aux noms déjà cités s’ajoute également celui de DuPont/Pioneer Hi-Bred, le géant américain de l’agro-alimentaire qui est l’un des plus grands propriétaires de brevets d’OGM, de semences de plantes et de produits apparentés de l’agrochimie. Au total, cela signifie que 3 des 4 géants des OGM sont impliqués dans ce projet.

On retrouve encore la Fondation Rockefeller qui fut dès 1946 un acteur majeur du lobbying en faveur de la première révolution verte. Prosaïquement, la révolution verte, c’est le recours à une agriculture intensive industrielle couplée à l’adjonction massive de pesticides.  Si dans un premier temps l’industrialisation permit d’augmenter les rendements, les conséquences à plus long terme de cette révolution agricole et de la façon dont elle fut menée sont aujourd’hui connues. Afin de réserver la terre pour l’agriculture industrielle, des populations entières ont été privées de leur mode de subsistance ancestral et chassées vers les villes, créant des ghettos. La biodiversité a été profondément altérée et nombre de terres surexploitées sont devenues incultivables, ou ont vu leurs rendements s’effondrer. Les conséquences sanitaires des nombreux produits chimiques utilisés (entre autre la pollution des nappes phréatiques) se sont également avérées catastrophiques. D’où, afin de contourner l’obstacle annoncé, l’arrivée de la seconde révolution verte, la génétique, censée palier les ravages des pesticides, soutenue massivement par cette même fondation et portée par les mêmes acteurs économiques.

Eugénisme et Fondation Rockefeller

Outre le fait que chez les Rockefeller, on connait la citation de Kissinger : « Si vous contrôlez le pétrole, vous contrôlez le pays, mais si vous contrôlez les semences, vous contrôlez l’alimentation. Et celui qui contrôle l’alimentation tient la population en son pouvoir », il n’est pas inutile de savoir que cet intérêt pour l’agriculture et la génétique n’est pas pour eux totalement anodin idéologiquement. Dans cette riche famille, liée à la non moins riche famille Bush, on a depuis toujours eu une tentation : celle de l’eugénisme, à savoir l’édification d’une race pure, celle-là même prônée par le régime nazi. L’existence de passerelles institutionnelles et financières liant la Fondation Rockefeller et, par exemple, l’Institut de généalogie et de démographie d’Ernst Rüdin (qui fut président de la Société d’hygiène raciale en 1933 en Allemagne et fut un eugéniste « dur » et l’un des théoriciens les plus actifs du nazisme) est aujourd’hui avérée. Il est intéressant de noter également que l’on retrouvera aussi à la même époque parmi les membres directeurs de la Fondation Rockfeller un certain Alexis Carrel, un médecin lyonnais émigré aux Etats-Unis et revenu dans son pays natal pour y prêter main-forte au maréchal Pétain. (Source).  Carrel est le père de la  « biologie de la lignée » et s’occupa sous l’occupation nazie d’enquêter sur la « qualité biologique » des familles immigrées de Paris et de sa banlieue à l’époque même où s’organisait la déportation à Drancy.

Un gestionnaire inquiétant

Le projet de « l’arche de Noé verte » sera géré par un organisme appelé Trust Mondial pour la Diversité Végétale (GCDT). De qui s’agit-il pour détenir une responsabilité aussi considérable sur la diversité des semences de la planète entière ? Le GCDT a été fondée par la Food and Agriculture Organization (FAO) et par Bioversity International (anciennement International Plant Genetic Research Institute), une ramification du CGIAR (Groupe Consultatif International sur la Recherche Agricole) dédiée comme son nom l’indique à la recherche génétique.

Le CGIAR, est un réseau mondial créé en 1971 par la Fondation Rockefeller afin de promouvoir son idéal de pureté génétique à travers la conversion de l’agriculture. Cet organisme a un poids énorme depuis 1970, ayant réussi à s’infiltrer jusque dans les instances même de l’ONU. Il truste aujourd’hui la FAO et le Development Program des Nations unies et jusque la Banque mondiale.

Il n’est pas inintéressant de constater que  le CGIAR, via le financement de bourses d’étude par les fondations Ford et Rockefeller, a veillé à ce que les principaux scientifiques de l’agriculture et les agronomes du Tiers Monde soient amenés aux USA pour « maîtriser » les concepts de production de l’agro-alimentaire modernes, afin qu’ils les ramènent dans leur patrie. Dans l’opération, ils ont créé un réseau d’influence extrêmement utile à la promotion de l’agro-alimentaire étasunien dans ces pays, et plus particulièrement à la promotion de la « Révolution Génétique » des OGM dans les pays en développement. Et tout cela, bien évidemment, au nom de la science et d’un marché agricole « libre ».

Mêmes promoteurs, autre projet

La Fondation Rockefeller et la Fondation Gates, qui investissent à présent des millions de dollars dans la préservation de toutes les semences à Longyearbyen, investissent aussi des millions dans un projet nommé Alliance pour la Révolution Verte en Afrique (AGRA).  ​ ​​​ L’AGRA qui s’est attaché les services de Kofi Annan tente d’œuvrer à  la dissémination de semences OGM brevetées dans toute l’Afrique sous l’étiquette trompeuse de « biotechnologie », le nouvel euphémisme pour semences génétiquement modifiées brevetées. Bien qu’à ce jour ils gardent profil bas, Monsanto et les principaux géants de l’agro-alimentaire OGM sont soupçonnés d’être au cœur de cette stratégie. La Fondation Rockefeller a travaillé pendant des années, en grande partie sans succès, à promouvoir des projets pour introduire des OGM dans les champs d’Afrique. Elle a par exemple financé la recherche qui soutient l’applicabilité du coton OGM dans le Makhathini Flats, en Afrique du Sud. L’Afrique est la prochaine cible de la campagne de dissémination mondiale des OGM du gouvernement étasunien. Ses sols riches en font un candidat idéal.

Des scenarii à la vérité bien sombres

Il existe déjà à travers le monde de nombreuses banques de semences.  Celle-ci a cependant deux caractéristiques remarquables.  Premièrement il s’agit d’un impressionnant « coffre-fort » susceptible de faire face à une véritable apocalypse planétaire (explosion nucléaire, absence d’électricité,…).  Deuxièmement, elle est financée et gérée par d’étranges acteurs privés ainsi que nous venons de le voir.

Doit-on simplement s’étonner de l’outrecuidance d’entreprises qui s’enrichissent avec l’agro-industrie et l’utilisation des OGM – qui affectent lourdement la biodiversité – et prennent dans le même temps une forme d’assurance risque en s’assurant que soit préservée dans de bonnes conditions la biodiversité végétale si leurs expériences grandeur nature venaient à déraper ?

Aujourd’hui déjà, la biodiversité est atteinte comme jamais elle ne le fut depuis la préhistoire. Les exemples sont multiples. Les paysans chinois cultivent aujourd’hui dix fois moins de variétés de blé qu’au milieu du XXème siècle. Et cette agonie du monde végétal touche par ricochet le monde animal.  Le rapport du European Bird Census Council, RSPB et BirdLife International révèle par exemple que près de la moitié des espèces communes d’oiseaux en Europe sont sur la voie de l’extinction sur le continent européen.Le rapport “State of Europe’s Common Birds 2007″ montre que les disparitions de populations d’oiseaux sont les plus fortes en zone agricole, notamment à cause des pratiques de l’agriculture industrielle.  95% des alouettes cochevis huppées ont disparu ainsi que près de 50% des vannaux et pluviers. Le pivert cendré à disparu à 81%, la perdrix grise à disparue à 79% tandis que les populations de tourterelles ont décliné de 62%.

Doit-on envisager des scenarii bien plus sombres encore?  Je n’apprécie ni le nihilisme (synonyme d’immobilisme), ni les théories du grand complot, mais au regard des acteurs en présence, de leurs intérêts économiques et de leur passé idéologique, j’en perçois deux que l’on ne peut écarter d’un revers de main.

Le premier est effrayant mais somme toute assez logique. Les puissants de ce monde et les acteurs de la révolution agro-alimentaire, lucides quant à la catastrophe écologique et sociale majeure qui nous attend, se préoccupent-ils déjà de sauver ce qui leur semble devoir l’être dans des « abris anti-climatique » ? « Nous espérons et œuvrons pour le meilleur, mais nous devons nous préparer au pire », a déclaré Manuel Barroso. En somme, construire des abris pour sauver les végétaux, ce serait d’ores et déjà acter l’impossibilité d’arrêter la machine hyper-productiviste qu’a engendré le capitalisme.

Le second est sans doute plus fumeux mais il mérite que l’on s’y arrête un peu. Faisant preuve d’un cynisme infini, les acteurs précités préparent-ils déjà leur capital économique pour les lendemains du cataclysme écologique ? Assurément, les seuls détenteurs des clés du tombeau à graines seront les puissants d’un nouveau monde, un monde fait des plus aptes qui auront survécus, un monde comme le rêvent les adeptes des théories eugénistes.

En conclusion

Je ne partage aucunement l’enthousiasme médiatique devant ce projet mené pour partie par d’étranges mécènes.  Il serait bon que nombre de journalistes aillent un peu fouiner dans les arcanes du coffre-fort de Longyearbyen. 

Quel que soit le dessein des financiers privés de ce projet, il est essentiel que nous réagissions. A moins de nous résoudre aux visions eugénistes de la Fondation Rockefeller et de réfléchir à la construction d’une Arche de Noé, pour le vivant cette fois, il faut dire « stop » vite et fort. Il n’existe pas deux chemins mais un seul : un moratoire mondial sur les cultures OGM, une sortie programmée de l’agriculture chimique hyper-productiviste (la FAO elle-même a annoncé récemment qu’il était possible de nourrir 10 milliards d’être humain avec une agriculture biologique) à brève échéance, un réel droit à la souveraineté alimentaire et un contrôle public (démocratiquement organisé et décentralisé au maximum c.-à-d. relocalisé) du secteur de l’alimentation.  Tous ces choix signifient une opposition franche à la logique capitaliste qui a enfanté la catastrophe climatique et sanitaire actuelle.

Que Bill Gates s’occupe d’offrir un ordinateur avec Linux à tous les sinistrés de Windows, que Monsanto dédommage les vietnamiens, que Rockefeller indemnise les victimes du nazisme mais qu’ils nous laissent, nous citoyens, gérer collectivement l’avenir (qu’ils ont rendu incertain) de cette planète et de ses hôtes.

Pierre EYBEN

Ce texte puise de nombreuses informations de l’intéressant mais touffu texte « L’arche de Noé végétale en Arctique » de F. William Engdahl (Source)

Catégories : Préhistoire