L’affaire des « Panama papers » n’est sans doute pas exempte de quelques questions mais elle a le mérite de mettre en lumière le fait que ce sont aujourd’hui des lanceurs d’alertes isolés relayés par la presse qui révèlent l’ampleur de l’évasion fiscale.
Que penser des « Panama papers » ?
Certains se sont agacés quant au mode de publication des « Panama Papers », mais cette polémique est insignifiante par rapport aux véritables enjeux. La situation précaire de la presse mérite d’être prise en compte lorsqu’on veut juger ses méthodes. La diffusion au compte-gouttes nous semble justifiée vu le volume des informations à traiter par les (trop peu nombreux) journalistes, mais également à digérer par les lecteurs. Ceux qui ont disséqué chaque jour les infos données par leur quotidien ont à peine trouvé le temps pour le faire jour après jour. On aurait pu évidemment tout balancer en un seul jour, et en comprimant pour ce faire l’info au niveau de Sud Presse. Nous y aurions largement perdu. Ceci est d’ailleurs l’occasion de rappeler qu’il est vital que la presse soit payée par ses lecteurs (et non des « annonceurs ») afin de survivre à l’heure de « l’info gratuite », qui vaut souvent son prix. Chez nous par exemple, Médor se distingue par un prix particulièrement élevé mais qui, jusqu’ici, le vaut bien.
Il ne faut pas tomber non plus dans un anti-américanisme primaire du fait de l’absence de références nord-américaines en nombre suffisant. On peut évidemment dire, comme l’ancien agent du KGB locataire du palais de ses anciens maîtres, qu’il s’agit d’une manœuvre de la CIA. Ça commence cependant à faire un peu éculé, surtout provenant d’un des pays où le capitalisme est le plus sauvage au monde.
On note quand même que, dans le paysage politique, outre le Premier ministre islandais (qui a eu le bon goût de démissionner assez rapidement), on a épinglé David Cameron (pas exactement un ennemi « de la CIA »), le Président ukrainien Porochenko (plutôt une créature « de la CIA »), le nouveau CEO de l’Argentine Macri (pas non plus un adversaire « de la CIA »), ainsi que ses prédécesseurs Kirchner (qui ont longtemps fait semblant d’être des amis du peuple mais, dans ce cas, pas au nom « de la CIA »).
Il y a au moins deux raisons majeures à l’absence relative d’Américains au tableau de chasse. D’abord, il paraît naturel que le fils de Waffen-SS Jürgen Mossack ait plutôt prospecté le monde déjà parcouru par son papa : l’Europe et l’Amérique latine ; il existe des dizaines d’autres « cabinets d’avocats », à Panama ou ailleurs, qui s’occupent des petits profits du 1%, mais qui rétribuent sans doute mieux leurs commis que Mossack & Fonseca; pourquoi des fuites à un cabinet Durant & Durand ne révéleraient-elles pas un jour des scandales semblables à propos de citoyens états-uniens ?
Deuxièmement, certains savent sans doute qu’il est beaucoup moins nécessaire de passer par des chemins tortueux pour planquer son argent lorsqu’on fait partie du 1% nord-américain. La culture protestante, très prégnante aux États-Unis, s’accommode fort bien de l’enrichissement individuel et des signes ostentatoires qui l’accompagnent. Ensuite, la faiblesse chronique de l’imposition de la part de structures de pouvoir qui fournissent très peu de services publics (santé, enseignement, transports publics, etc.) n’incite guère les riches à se cacher ; et, quand ils ont vraiment quelque chose à cacher, ils peuvent profiter de mécanismes « légaux » au sein de leur propre pays ; les États-Unis fonctionnant un peu comme l’Union Européenne, la concurrence fiscale y fait les mêmes ravages et un État comme le Delaware peut prospérer là-bas comme le Luxembourg ici.
Que dit cette affaire de la fraude fiscale dans notre pays ?
L’affaire des « Panama papers » est évidemment interpellante quant au fonctionnement des services de l’inspection des finances. Elle soulève également la question de la répression. A titre d’exemple, un dossier comme celui de monsieur Franco Dragone, utilisateur patenté de montages financiers douteux et détenteur de comptes dans des paradis fiscaux, avait été révélé par la presse (article dans l’hebdomadaire Le Vif) il y a plus de trois ans déjà sans que rien n’ait été entrepris par la justice depuis lors.
C’est évidemment par nature un chiffre difficile à estimer avec grande précision mais une étude complète et sérieuse sur la fraude fiscale et sociale en Belgique a été réalisée par le service DULBEA de l’ULB dès 2010-2011. Cette étude qui obtient des chiffres comparables tout en utilisant deux méthodes de calcul différentes, ce qui tend à confirmer son exactitude, montre que le manque de recettes pour l’Etat qui découle de la fraude fiscale peut être raisonnablement estimé entre 16 et 20 milliards €. Les chiffres de la fraude sociale peuvent pour leur part être estimés entre 8 et 10 milliards €. Ce sont des chiffres absolument astronomiques. Cela représente entre 6 et 8% du PIB, soit bien davantage que le déficit du budget.
La fraude sociale est importante et doit être combattue mais le « gros » de la fraude (clef 2/3 pour 1/3 environ) est donc la fraude fiscale. Or, les montants enrôlés par les services dédiés à la fraude fiscale grave et organisée qui étaient déjà très faibles (1.56 milliard en 2012, 1.3 milliard en 2013, 1.426 milliard en 2014) subissent un véritable effondrement sous ce gouvernement avec seulement 969,6 millions enrôlés en 2015 soit une baisse de 32%.
Sans même parler de celles et ceux qui éludent l’impôt en profitant des mécanismes légaux mis en place par notre pays (pensons par exemple aux déclaration libératoires dites uniques qui se succèdent et permettent à moindres frais un véritable blanchiment d’argent légal), ceci est un témoignage assez frappant de l’absence de volonté totale du gouvernement Michel-Jambon et de son ministre des finances NVA de lutter contre la grande fraude fiscale.
Les témoignages d’agents de l’ISI, sont accablants. La méthode mise en place pour contrôler la grande fraude fiscale (principe dit du « data mining ») est inefficace et a pour conséquence de donner peu de travail à des agents déjà en sous-effectif évident. Un comble lorsque l’on sait que chacun de ces agents rapporte de l’argent à l’Etat.
Au moment où vient d’être annoncé un nouveau tour de vis budgétaire, les « Panama papers » sont l’occasion de claironner la volonté du gouvernement de lutter contre la fraude fiscale et de mettre en place une xième task-force. Mais dans les faits on le voit, il n’en est rien, et c’est moins de 1/20e de la fraude fiscale qui est désormais récupérée. Sans mesure structurelle, cette situation continuera de s’aggraver. La principale solution est connue : la suppression du secret bancaire. La Belgique devrait adopter un système comparable à celui en vigueur en France où, chaque année, les banques mettent à la disposition de l’administration fiscale, sous la forme d’un fichier numérique de données, les données concernant les comptes, les teneurs des comptes et les intérêts.
Mais on peut compter sur ce gouvernement (comme d’ailleurs mutatis mutandis sur les précédents) pour ne pas appliquer cette mesure.
En conclusion
Ce gouvernement à toutes les raisons d’éveiller notre colère et le précédent était à peine « moins pire ». Il ne faut cependant pas tomber dans l’anti-politisme du Café du Commerce à propos de cette affaire. Trop de personnes sont persuadées que tous les politiciens s’enrichissent au pouvoir et que les diverses Leaks en sont la preuve. S’il y a de riches responsables politiques, c’est très généralement qu’ils l’étaient déjà avant d’entrer en politique. Pour le reste, si certains politiciens gagnent relativement bien leur vie, ce n’est RIEN en comparaison de ce que gagnent les gens qui les emploient ou les utilisent. Ces responsables politiques libéraux, chrétiens (les stratagèmes auxquels semble avoir recouru l’inculpée/démissionnaire Joëlle Milquet sont au fond assez minables) ou sociaux-démocrates qui nous affligent tant font partie des gens de maison du 1%, comme leurs chauffeurs, cuisinières ou jardiniers. S’attarder sur leurs cas ne peut que profiter aux vrais pourris. Notre travail est que demain, ils se sentent plus obligés de NOUS rendre des comptes qu’aux 1% et que dès lors ils s’attèlent à enfin mettre fin au hold-up en cours. C’est aussi de transformer l’indignation (légitime) en force d’action politique, et donc de remplacer la vieille garde politique par une nouvelle génération d’élus en phase avec la réalité sociale et résolus à gouverner « contre la caste » (pour reprendre l’expression des indignés espagnols).